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Tirages dangereux
Posté le 23 avril 2009 Pas de commentairesUn artcile très intéressant repris de Télérama sur l’exposition « Controverses » à Paris :
Manipulations, voyeurisme, contrefaçons, pornographie… L’exposition “Controverses”, à Paris, rassemble des images qui ont fait débat. En voici quatre qui ont fait couler beaucoup d’encre. Et ainsi marqué l’histoire de la photographie.
Sinistre souvenir : en 1985, une coulée de boue dévaste la ville d’Armero en Colombie. Enfouie dans un trou d’eau, une gamine se trouve prisonnière des décombres. Pendant deux jours et trois nuits les secouristes tentent en vain de dégager la petite Omayra Sánchez. Le photographe Frank Fournier est présent. Avant d’appuyer sur le déclencheur, il hésite, il parle à la gamine qui le fascine par son calme et sa dignité. Son portrait en gros plan de l’enfant aux yeux cernés par la souffrance est récompensé par le prix World Press. Cela ne dissipe pas ses doutes. A-t-il réalisé un cliché indécent ou délivré une information ? Sans cette photo n’aurait-on pas oublié cette tragédie ayant provoqué la mort de 80 000 personnes ?
Cette image obsédante fait partie des quatre-vingt-une images de l’exposition « Controverses » de la Bibliothè que nationale de France. Leur point commun ? Toutes ont déclenché une polémique ayant parfois fini devant les tribunaux. De l’Autoportrait en noyé (1840) d’Hippolyte Bayard (la première mise en scène photographique imaginée un an après la reconnaissance officielle de l’invention de ce nouveau média) à Cyrille et le Déjeuner sur l’herbe (2006) de Rip Hopkins, l’expo aborde l’histoire de la photographie par des histoires. Chaque image est accompagnée d’un court récit souvent digne des meilleurs polars. Tous les ingrédients y sont : l’argent, le pouvoir et ses manipulations (rappelez-vous du faux charnier de Timisoara), et la sexualité. Une exposition qui apprend à lire une image derrière ses évidences. Une salubre leçon d’histoire(s).
Quatre images présentées à « Controverses ». Les légendes ont été écrites à partir des textes de Daniel Girardin et de Christian Pirker, commissaires de l’exposition.
Evgueni Khaldei, Le Drapeau rouge sur le Reichstag, Berlin, 2 mai 1945 - © Yevgueni Khaldei / CORBIS
Evgueni Khaldei, Le Drapeau rouge sur le Reichstag, Berlin (Détail), 2 mai 1945 Epreuve non retouchée - © Khaldei/URPA/Siny Most
Le Drapeau rouge sur le Reichstag, Berlin, 2 mai 1945.
Par Evgueni Khaldei (1917-1997)
Photographe de guerre, Evgueni Khaldei réalise le 2 mai 1945 sur le toit du Reichstag l’une des photographies les plus connues du XXe siècle : le drapeau soviétique flottant sur la ville vaincue. Venu à Berlin dans ce but, Khaldei réalise plusieurs mises en scène, notamment à l’aéroport de Tempelhof et à la porte de Brandebourg, avant de se rendre au Reichstag. Avec l’aide de deux soldats et d’un officier, il y réalise une série dans des conditions périlleuses et retient l’image la plus forte. Rentré à Moscou, Khaldei se rend à l’agence Tass, dont le rédacteur remarque que l’officier porte une montre à chaque poignet. Comme de nombreuses informations circulaient alors sur les exactions et les pillages commis par les soldats soviétiques, l’agence retouche l’image, en effaçant la montre du bras droit, pour éviter toute polémique. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin que Khaldei réussira enfin à publier l’image originale, dont il avait conservé le négatif. Un détail peut déterminer la lecture d’une image, en faire ici le symbole de la victoire, ou au contraire celui du pillage.
Portrait de Cherid Barkaoun, Algérie 1960-1961 - Marc Garanger
Portrait de Cherid Barkaoun, Algérie, 1960.
Par Marc Garanger (né en 1935)
En 1960, Marc Garanger effectue son service militaire en Algérie et devient le photographe du régiment. Il doit faire les portraits de plus de deux mille Algériens, destinés à figurer sur leurs papiers d’identité français. Pour les femmes, cette première expérience photographique est violente. Contre leur volonté, leurs croyances et leur culture, elles doivent montrer leur visage à un homme inconnu. Cette violence de la prise de vue reflète le mépris de la colonisation, le racisme et la brutalité du conflit armé qui l’entoure. Pour le photographe, l’épreuve est également traumatisante. Sympathisant de gauche, hostile à la guerre, il n’obéit que contraint et forcé. Pour dénoncer cette guerre, il va largement diffuser ces photographies à travers plus de trois cents expositions. En 2004, un reportage commandé par le quotidien Le Monde lui permet de retourner sur les lieux et de photographier à nouveau les Algériens qu’il avait rencontrés.
Fairy offering flowers to Iris, 1920, par Frances Griffiths © Glenn Hill / National Media Museum / Science and Society Picture Library, Bradford
Fairy offering flowers to Iris (« une fée offrant des fleurs à Iris »), 1916
Par Elsie Wright (1901-1988) et Frances Griffiths (1907-1986)
En 1916, Frances Griffiths et sa cousine Elsie Wright, âgées de 10 et 16 ans, jouent dans la campagne du Yorkshire. Les fillettes empruntent l’appareil photographique du père d’Elsie : elles veulent prouver l’existence des êtres surnaturels qu’elles prétendent côtoyer. Au développement du film, la famille constate, stupéfaite, la présence des fées. Le père de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle, fervent adepte du spiritisme, est immédiatement enthousiasmé par ces images. Convaincu de leur authenticité et conforté par une longue enquête, il les publie. L’impact est si important que les fées de Cottingley deviennent un événement national. La polémique durera plusieurs décennies. A l’âge de 83 ans, Elsie déclare qu’elle et sa cousine avaient fabriqué les fées avec des figures découpées dans un livre. Frances ne confirma pourtant jamais la déclaration de sa cousine, et maintint sa version jusqu’à la fin de sa vie.
Abou Grahib, Irak, 2003 - DR
Abou Ghraib, Irak, 2003
Par Anonyme
En 2004, CBS diffuse six photographies de prisonniers irakiens torturés dans la prison d’Abou Ghraib. L’affaire explose peu après avec un article du New Yorker publiant neuf photographies supplémentaires. L’indignation est générale. Dans les pays arabes, la colère est immense. Plusieurs soldats américains subissent des sanctions administratives, puis des peines de prison. Cette affaire illustre le pouvoir de l’image, supérieur à celui du discours. Les récits qui circulaient déjà sur les tortures ne parvenaient pas à frapper ou à convaincre l’opinion publique. Ce n’est qu’à partir du moment où des images, des preuves photographiques, sont ajoutées au dossier que l’affaire est prise au sérieux. Ces photographies de mises en scène dégradantes étaient conçues comme un moyen de pression sur des détenus redoutant la diffusion des images et l’humiliation publique qu’elle entraînerait. Pour l’administration Bush, leur médiatisation présente au contraire ou au moins l’avantage de répandre un climat de terreur chez leurs ennemis. Le conflit entre dénonciation des abus et respect de la dignité humaine est donc aussi au cœur de ce scandale.
Luc Desbenoit
A voir
Controverses – photographies à histoires, jusqu’au 24 mai à la BNF, site Richelieu (Paris 2e). Tél. : 01-53-79-59-59. Le catalogue : “Controverses : une histoire juridique et éthique de la photographie”, éd. Actes Sud/Musée de l’Elysée, 320 p., 45 €.
Voir aussi le site très bien réalisé de Louis Roederer qui accompagne l’exposition Controverses en cliquant ici.
Pierro
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